Quand le silence tu.e : l’histoire d’une lycéenne brisée
Le Centre-Nord du Burkina Faso est une région touchée par l’instabilité, où l’insécurité ne vient pas seulement des conflits armés ou des déplacements de populations. Derrière ces menaces, un autre problème grave se cache, les violences sexuelles. Ces violences ne se limitent pas aux zones de guerre. Elles se manifestent également dans des espaces censés offrir refuge et protection, comme les écoles. Dans un contexte de peur et d’incertitude, les femmes et les filles deviennent des cibles vulnérables, prises entre la menace extérieure et les prédateurs qui agissent dans des endroits supposés être protégés. Elle n’avait que dix sept ans et ce regard encore empli de rêves, malgré les tempêtes que la vie lui avait déjà imposées. Son père était parti trop tôt, la laissant sous la protection de sa mère et de son oncle. Elle faisait partie de ces élèves brillantes, discrètes, appliquées, celles qui croient que l’école est une échappatoire, une promesse d’un avenir meilleur.
Puis il y a eu ce jour. Ce professeur qu’elle respectait lui avait demandé de passer récupérer son bulletin chez lui après les cours. Elle n’avait pas osé dire non. Peut-être par naïveté, peut-être par crainte. Mais sûrement pas parce qu’elle se doutait de l’enfer qui l’attendait derrière cette porte.
Quand elle est entrée, tout semblait normal. Il était là, assis dans son salon. Il lui a proposé de s’asseoir. Elle a hésité, son instinct lui criait de partir. Mais elle est restée. Parce qu’après tout, un professeur est censé être un guide, pas un prédateur.
Puis la porte s’est refermée. Un complice qui était caché dans les parages, une issue bloquée. Le piège s’est refermé sur elle. Elle a eu beau supplier, se débattre, pleurer…, rien n’y a fait. Ce jour-là, il ne lui a pas seulement volé son innocence, lui a pris bien plus que ça.
Brisée, elle n’a rien dit tout de suite. Parce que la honte est un poison qui s’infiltre dans les veines des victimes. Parce que la peur de ne pas être crue est un mur infranchissable. Mais ses amies ont vu, elles ont vu son regard éteint, sa démarche incertaine, ce silence trop lourd. Alors, elles l’ont poussée à parler et à se confier à l’assistante de vie scolaire. Cette dernière l’a écouté et a convoqué l’oncle de la jeune fille. « Il faut porter plainte. » Trois mots qui auraient dû être une évidence. Trois mots qui auraient dû enclencher une justice implacable. Mais non.
Le professeur, sentant l’étau se resserrer, a contourné le système. Il est allé voir l’oncle, l’a manipulé, l’a convaincu que tout cela n’était qu’une erreur à oublier. Et l’oncle, plutôt que de défendre la fille de son propre frère, a choisi la loi du silence en la menaçant. « Si tu insistes, toi et ta mère, vous partez d’ici. »
Que faire quand même ceux qui sont censés vous protéger vous abandonnent ? Quand le poids de l’honneur familial est plus lourd que celui de la vérité ? Quand c’est la victime qu’on punit, et non le coupable ? Alors, elle est partie, elle a fui vers Ouagadougou, vers l’inconnu. Aujourd’hui, personne ne sait où elle est, ce qu’elle devient, si elle a trouvé un refuge ou si elle erre, perdue.
Ce n’est pas qu’une histoire parmi d’autres. C’est une réalité brutale. Une injustice de plus qui s’ajoute à une liste déjà trop longue. Au Burkina Faso, en 2020, plus de 120 cas de viols ont été jugés par le Tribunal de grande instance de Ouagadougou. Mais combien d’autres sont restés ensevelis sous le poids du silence ? Combien d’autres filles, de femmes, ont vu leur vie basculer sans que personne ne leur tende la main ?
Cette constatation est fortement appuyée par Mme Lamoussa Georgette Nikiéma, spécialiste en santé sexuelle et reproductive, droits connexes et genre à l’International Rescue Committee (IRC), qui expose des chiffres alarmants sur la complexité des Violences basées sur le genre (VBG) au Burkina Faso.
Entre janvier et septembre 2023 au Burkina, 4 588 cas de VBG ont été recensés, dont 476 cas de violences sexuelles. La répartition par sexe de ces cas montre que 4 474 concernent les femmes et les filles (3 979 femmes, 495 filles), contre 114 cas pour les hommes et les garçons (95 hommes et 19 garçons). Les partenaires intimes sont responsables de 45 % des cas, tandis que 28 % sont attribuables aux personnes de l’entourage. Cela indique que les VBG sont largement perpétrées par des proches des victimes.
Par ailleurs, poursuit-elle, l’accès à la prise en charge médicale pour les femmes victimes de viol n’est que de 20 %. Lamoussa Georgette Zerbo explique cela par divers facteurs, dont le manque d’infrastructures médicales dans certaines zones à fort défi sécuritaire et la difficulté des femmes à dénoncer les violences, surtout de la part de leur conjoint.
Le Dr Doudoulgou Béraré, médecin légiste, le rappelle. Les agressions sexuelles n’ont pas de frontières sociales. Elles touchent tous les milieux, toutes les classes. Dans 90 % des cas, selon la psychologue, Dr Rasmata Bakyono/Nabaloum, ce sont des hommes qui s’acharnent sur des femmes ou des filles. Parfois dans un coin sombre d’une ruelle, parfois derrière une porte bien close, dans une maison censée être un refuge.
Et après ? Après, il y a la douleur, les cicatrices, visibles ou invisibles. Les cauchemars qui ne s’effacent jamais, l’angoisse, la honte, la culpabilité. Comme si être victime était une faute. Comme si survivre était une condamnation. Certaines sombrent dans les addictions, d’autres dans la prostitution. D’autres encore ne survivent pas du tout.
Et pourtant, combien de violeurs dorment encore tranquilles ce soir ? Combien continuent leur vie comme si de rien n’était, protégés par l’indifférence, la complicité, la peur des représailles ?
Combien de temps encore faudra-t-il pour que la parole des victimes pèse plus lourd que la réputation des bourreaux ? Le silence tue plus que les coups. Tant que les victimes seront réduites au silence et que les bourreaux continueront de se fondre dans la masse, l’impunité prospérera. Mais le jour où la peur changera de camp, où chaque cri brisera un mur, où la honte ne s’accrochera plus aux épaules des survivantes, alors peut-être, enfin, la justice ne sera plus un privilège, mais un droit.
Il est donc important de trouver des solutions. Cela implique la mise en place de systèmes d’accompagnement des victimes avec un soutien juridique et médical, la création de centres d’accueil et de lignes d’assistance…
Abdoul Rachid Sow